À Sèvres, dans l’Ecole Normale Supérieure de
Jeunes Filles, Jean Baptiste Perrin passa sa main sur son menton puis du pouce
et de l’index, peigna sa large moustache brune perlée de fines gouttes de
sueur.
Il faisait si chaud ce mois d’août, « la
température était mortellement étouffante » avait-il lu dans le journal ce
matin-là et, dans son laboratoire, le mercure devait flirter avec les quarante
degrés Celsius. De nouveau, faisant fi de la fatigue, il se pencha sur son
microscope. « Deux, un, deux, un, un, un, zéro, deux… » Sans regarder
sa main, les yeux rivés sur l’oculaire, il écrivait sur une feuille les
chiffres qu’il énonçait à voix haute, comme pour un assistant imaginaire.
Un travail de fou que de compter ces
sphérules de gomme-gutte, de diamètre égal à quatre cent quatorze micromètres
précisément –résultat d’une patiente centrifugation fractionnée – au quatrième
niveau d’une colonne de liquide d’un dixième de millimètre de hauteur dans
lesquelles elles s’étaient réparties comme les molécules d’air dans
l’atmosphère sous l’effet de l’agitation brownienne.
Il se releva soudain. De tête, il fit la
moyenne des chiffres griffonnés sur le bout de papier, la multiplia par le
coefficient rendu obligatoire du fait de l’artifice utilisé (un cache percé
d’un trou minuscule et placé dans le plan focal de l’oculaire qui lui
permettait d’embrasser du regard toutes les billes en suspension et donc de les
compter). Il trouva un résultat proportionnel à douze, sensiblement égal à la
valeur de l’exponentielle calculée pour cette hauteur dans la loi de Laplace.
Cette concordance ne le surprit pas –il y était habitué, cette série de mesures
venait compléter les dizaines déjà faites– mais elle continuait de le fasciner.
Personne ne
pensera que, dans l’immense intervalle a priori possible, on ait pu obtenir par
hasard des nombres si voisins du nombre prévu, cela pour chaque émulsion, dans
les conditions d’expérience les plus variées[1].
Bientôt, il aurait une valeur supplémentaire
du nombre d’Avogadro qu’il avait déterminé à l’aide de la théorie
cinétique : six cent mille milliards de milliards. Pour compter jusque là,
à raison d’un chiffre par seconde, il lui faudrait un temps supérieur à l’âge
de l’univers !
Cette expérience menée à bien, il se
pencherait sur l’expérience proposée par le jeune physicien allemand Albert
Einstein[2].
Il avait une idée assez précise du protocole à mettre en place et pourrait
déterminer, là encore, la valeur du nombre de particules contenues dans une
molécule-gramme. Ainsi, lui, l’atomiste fervent, aurait toutes les cartes en
main pour convaincre la communauté scientifique et le monde dans son entier, de
la réalité objective de l’atome.
[1] Les atomes. Jean Perrin – p 151.
[2] En 1905, Albert Einstein explique le
mouvement brownien et, en utilisant le déplacement moyen des molécules, propose
une méthode permettant de déterminer de façon indirecte le nombre d’Avogadro.
Il émet le souhait qu’un expérimentateur doué puisse réaliser l’expérience
qu’il a imaginée.