samedi 27 juillet 2019

1906


À Sèvres, dans l’Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles, Jean Baptiste Perrin passa sa main sur son menton puis du pouce et de l’index, peigna sa large moustache brune perlée de fines gouttes de sueur.
Il faisait si chaud ce mois d’août, « la température était mortellement étouffante » avait-il lu dans le journal ce matin-là et, dans son laboratoire, le mercure devait flirter avec les quarante degrés Celsius. De nouveau, faisant fi de la fatigue, il se pencha sur son microscope. « Deux, un, deux, un, un, un, zéro, deux… » Sans regarder sa main, les yeux rivés sur l’oculaire, il écrivait sur une feuille les chiffres qu’il énonçait à voix haute, comme pour un assistant imaginaire.
Un travail de fou que de compter ces sphérules de gomme-gutte, de diamètre égal à quatre cent quatorze micromètres précisément –résultat d’une patiente centrifugation fractionnée – au quatrième niveau d’une colonne de liquide d’un dixième de millimètre de hauteur dans lesquelles elles s’étaient réparties comme les molécules d’air dans l’atmosphère sous l’effet de l’agitation brownienne.
Il se releva soudain. De tête, il fit la moyenne des chiffres griffonnés sur le bout de papier, la multiplia par le coefficient rendu obligatoire du fait de l’artifice utilisé (un cache percé d’un trou minuscule et placé dans le plan focal de l’oculaire qui lui permettait d’embrasser du regard toutes les billes en suspension et donc de les compter). Il trouva un résultat proportionnel à douze, sensiblement égal à la valeur de l’exponentielle calculée pour cette hauteur dans la loi de Laplace. Cette concordance ne le surprit pas –il y était habitué, cette série de mesures venait compléter les dizaines déjà faites– mais elle continuait de le fasciner.

Personne ne pensera que, dans l’immense intervalle a priori possible, on ait pu obtenir par hasard des nombres si voisins du nombre prévu, cela pour chaque émulsion, dans les conditions d’expérience les plus variées[1].

Bientôt, il aurait une valeur supplémentaire du nombre d’Avogadro qu’il avait déterminé à l’aide de la théorie cinétique : six cent mille milliards de milliards. Pour compter jusque là, à raison d’un chiffre par seconde, il lui faudrait un temps supérieur à l’âge de l’univers !
Cette expérience menée à bien, il se pencherait sur l’expérience proposée par le jeune physicien allemand Albert Einstein[2]. Il avait une idée assez précise du protocole à mettre en place et pourrait déterminer, là encore, la valeur du nombre de particules contenues dans une molécule-gramme. Ainsi, lui, l’atomiste fervent, aurait toutes les cartes en main pour convaincre la communauté scientifique et le monde dans son entier, de la réalité objective de l’atome.


[1] Les atomes. Jean Perrin – p 151.
[2] En 1905, Albert Einstein explique le mouvement brownien et, en utilisant le déplacement moyen des molécules, propose une méthode permettant de déterminer de façon indirecte le nombre d’Avogadro. Il émet le souhait qu’un expérimentateur doué puisse réaliser l’expérience qu’il a imaginée.

samedi 20 juillet 2019

1905


Albert Einstein rêvassait.
Il était assis dans le fauteuil du salon de son petit appartement, au deuxième étage du 49 Kramgasse à Berne. Hans Albert s’était endormi dans ses bras avant d’avoir fini son biberon. Dans la cuisine, Milena préparait le repas du soir. Le jeune homme laissait libre cours à ses pensées, ce qui ne lui était pas arrivé souvent ces derniers mois. Depuis janvier, en sus de sa thèse brillamment soutenue en juillet, il avait envoyé quatre articles[1], fruits d’une réflexion de presque six années, aux Annalen der Physik.
Einstein savait tout ce qu’il devait à Boltzmann, Helmholtz, Hertz, Kirchhoff et les autres, leurs découvertes constituaient le socle des siennes, mais il était aussi extrêmement reconnaissant envers Max Planck, directeur éditorial chargé de la physique théorique pour la prestigieuse revue scientifique. Le grand physicien allemand lui avait fait confiance. Il avait donné sa chance à ce jeune inspecteur de l’Office des Brevets, vingt-six ans, inconnu et sans titre universitaire, alors même que chacun de ses papiers constituait une petite révolution. D’autres, à n’en pas douter, les aurait déclarés trop iconoclastes pour être publiés.
Le premier article s’appuyait sur la quantification de l’énergie lumineuse, introduite par le même Max Planck quelques années auparavant, pour expliquer l’effet photoélectrique[2]. Le second donnait une base solide à la théorie atomique. Le troisième jetait aux orties l’éther luminifère, cette chose superflue, fixait la célérité de la lumière et affirmait que le temps n’était pas le même pour tout le monde. Le quatrième, enfin, clamait haut et fort que la masse était de l’énergie. Et réciproquement.
Albert était très fier de son travail qui pourtant, ne faisait pas encore l’unanimité dans la communauté scientifique, loin s’en fallait. Il savait, peu ou prou, ce qui se disait... Planck pensait s’être trompé en introduisant les quanta de lumière : quel crédit accorder à une démonstration construite entièrement avec ce postulat branlant ? Et les atomes ? Ces petites particules indivisibles constitutives de toute la matière visible étaient toujours remis en cause par les plus éminents équivalentistes[3]. Et que dire de cette théorie de la relativité et de ses temps distincts ? Que devenaient alors les Philosophiae Naturalis Principia Mathematica[4] de Sir Isaac Newton dont les résultats, depuis plus de deux siècles, n’avaient presque jamais été pris en faute ?
Beaucoup de fariboles à bien y regarder… Voilà ce qu’on disait. Et il ne faisait aucun doute que l’expérience se chargerait de le montrer.
-       Tiens mon Johonzel ! dit Milena en posant un verre de vin rouge à côté de lui et un baiser amoureux sur son front. Tu es bien là ? Il te tient chaud ?
-       Oui ma Doxerline, répondit Albert en souriant.
-       Nous passons à table dans une demi-heure, cela te convient ?
-       Très bien.
Malgré ce scepticisme à son égard, Albert Einstein éprouvait, en cette fin d’année, un sentiment de plénitude. Il trempa ses lèvres dans le vin. Fut surpris par l’amertume, en but une gorgée sans plaisir. Il faudrait un peu de temps pour qu’ils comprennent. Il l’avait confié dans une lettre à son ancien professeur de l’école supérieure d’Aarau, Jost Winteler, quelques années auparavant. Prémonition qui se concrétisait :

Le ramollissement intellectuel lié à l’autorité est le pire ennemi de la vérité[5].

Or, la communauté scientifique était remplie de professeurs faisant autorité. Mais il était sûr de lui et on se rallierait à ses idées. Ce n’était qu’une question de temps.
Hans Albert hoqueta et se tordit soudain dans ses bras. L’enfant poussa un cri, tel un pleur sec, et son visage tourna au cramoisi en moins d’une seconde. Albert posa son verre à même le sol et massa le petit ventre du bébé de sa main libre. Hans Albert péta. Un gros pet sonore qui vibra dans le silence de la pièce. Ses traits se détendirent alors. Einstein éclata de rire


[1] Le 9 juin « Un point de vue heuristique concernant la production et la transformation de la lumière » ; le 18 juillet « Sur le mouvement de petites particules en suspension dans un liquide immobile, comme requis par la théorie cinétique moléculaire de la chaleur » ; le 26 septembre « De l’électrodynamique des corps en mouvement » ; le 21 novembre « L’inertie d’un corps dépend-elle de l’énergie qu’il contient ? »
[2] La lumière peut arracher des électrons à une plaque métallique et donner naissance à un courant électrique. 
[3] Théorie en vogue au XIXème siècle qui s’oppose à la théorie atomiste.
[4] Livres les plus connus de Isaac Newton, publiés en 1687, dans lesquels il formalise la loi d’interaction gravitationnelle et donne les trois lois de base de la mécanique classique (dans laquelle le temps est absolu et s’écoule de la même façon, pour tous et partout).
[5] Lettre du 8 juillet 1901 à Jost Winterler – Collected Papers of Albert Einstein t1.