samedi 31 août 2019

1932


Au laboratoire Cavendish de Cambridge, James Chadwick exulta.
-       Je l’ai ! Je l’ai !
La curieuse danse de la joie qu’il improvisa au milieu du laboratoire surprit les étudiants présents dans la salle d’à côté et qui l’observaient par la verrière. James Chadwick venait de trouver son Graal et mettait ainsi un terme à une quête personnelle de plus de dix années. En effet, il courrait derrière le neutron depuis bientôt treize ans, depuis qu’Ernest Rutherford dont il avait été l’élève, avait supposé son existence.
Quand il avait découvert les expériences de Bothe et Becker, puis celles des Joliot-Curie, Chadwick avait compris qu’il n’était plus très loin du but. Si sa source de polonium radioactif était bien moins intense que celle de ces collègues, sa chambre à ionisation reliée à un amplificateur était en revanche plus précise. Fort de la qualité de son appareillage, il avait donc répété leurs expériences et avait analysé le recul des atomes bombardés. Le doute n’était plus permis : ce nouveau rayonnement n’était pas constitué de gamma mais de particules de masse voisine de celle du proton, de charge nulle.

These results, and others I have obtained in the course of the work, are very difficult to explain on the assumption that the radiation from beryllium is a quantum radiation, if energy and momentum are to be conserved in the collisions. The difficulties disappear, however, if it be assumed that the radiation consists of particles of mass one and charge zero, or neutrons[1].

Le mancunien tapa trois fois dans ses mains, très vite, à la manière d’un danseur de flamenco avant de revenir au sérieux qui le caractérisait. Son corps se raidit pour retrouver l’apparence austère d’un pasteur anglais dont il ne se déparait que rarement. Il ramena la mèche de cheveux de sa tempe droite sur le haut de son crâne et la peigna du plat de la main. Fin de la parenthèse d’autosatisfaction. Il avait encore du travail. Multiplier les valeurs numériques, affiner les résultats, écrire à Rutherford.
Puis il publierait.


[1] « Ces résultats, et d'autres que j'ai obtenus au cours du travail, sont très difficiles à expliquer en supposant que le rayonnement du béryllium est un rayonnement quantique, si l'énergie et la quantité de mouvement doivent être conservées dans les collisions. Les difficultés disparaissent cependant si l'on suppose que le rayonnement est constitué de particules de masse une et de charge zéro, ou de neutrons. » James Chadwick – Possible Existence of a Neutron – Nature 27 février 2932.

samedi 24 août 2019

1931


À Cambridge, dans le Pickerel Inn, un petit pub de Magdalene street, la coutume britannique voulant que le client vînt au serveur et non l’inverse, Paul Adrien Maurice Dirac et son collègue Ralph Howard Fowler, gendre de l’illustre Ernest Rutherford, s’étaient accoudés au bar.
-       Que voulez-vous boire Paul ?
Dirac réfléchit un temps infiniment long. Il avait un air étrange, concentré et éthéré en même temps. Il semblait fixer les bouteilles d’alcool alignées sur les étagères devant lui mais son regard flottait comme s’il voyait à travers[1]. C’était un homme au visage d’enfant, régulier et doux, dont la petite moustache fine était telle une ombre au-dessus de ses lèvres. Il n’était pas coiffé et ses cheveux formaient une drôle de pointe sur le haut de sa tête.
-       Une pinte de stout.
-       Deux, précisa Fowler au serveur qui déjà remplissait un verre de Guinness pour s’arrêter aussitôt, la mousse menaçant de déborder.
Dirac observa le verre de bière. Le mouvement descendant des bulles, unique en son genre. Une surprenante convection.
-       Vous êtes un poisson dans la mer, lança-t-il à son collègue.
-       Un poisson ?
-       Un poisson intelligent, en plein milieu de l’océan. Jamais allé en surface, incapable de déceler les molécules d’eau qui forment votre habitat. Partout. Comblant le moindre espace. Indiscernables, vous n’avez aucune raison de les imaginer. Parfois, passent des objets qui coulent. En poisson malin, vous comprenez qu’un champ de gravité existe et est dirigé vers le bas. Vous suivez ?
-       Of course ! répondit le membre de la Royal Society[2], vexé que Dirac, dont il avait supervisé la thèse de doctorat, put penser que ce ne fut pas le cas.
-       Un jour, un récipient plein d’air, contenu dans un bateau ayant fait naufrage, libère le gaz qu’il contenait. Des bulles s’élancent vers le haut.
-       Et voilà Messieurs !
Deux belles pintes de bière noire rappelant le charbon, belle corolle beige. Fowler y trempa les lèvres et la mousse s’accrocha à ses moustaches. D’un coup de langue gourmande, il la fit disparaître.
-       Que pensez-vous ?
-       Elle est bonne, fraîche comme je l’aime.
-       Les bulles. Que pensez-vous des bulles ?
-       Les bulles ? Ah oui ! Je suis un poisson… Et je vois passer des bulles dans le sens opposé au champ de gravité auquel je suis habitué, c’est cela ?
Dirac opina du bonnet. Il avait déjà trop parlé. Les solutions d’énergie négative de son équation étaient des bulles dans la mer d’électrons où le monde baignait. Cette mer que personne ne pouvait appréhender –tel le poisson et l’eau dans laquelle il nageait– et qui lui avait valu railleries et méchanceté quand il en avait émis l’idée quelques années auparavant. Une bulle comme l’espace vide laissé par un électron manquant. De même masse donc, mais de charge opposée. L’antiparticule de l’électron en quelque sorte. Qui pourrait s’appeler… un positron.
Il but une longue gorgée de stout. Posa son verre bien au milieu du sous-bock.
-       Trop beau pour être faux[3], chuchota-t-il.




[1] Dans sa biographie, Graham Farmelo, affirme que Dirac aurait été atteint d’un syndrome d’Asperger léger. The strangest man : the hidden life of Paul Dirac, mystic of the atom, G. Farmelo – 2009,
[2] Royal Society of London for the Improvement of Natural Knowledge. Cette institution, vieille de plus de trois siècles, a vu passer en son sein les scientifiques anglais les plus prestigieux comme, entre autres, Isaac Newton, Ernest Rutherford ou Charles Darwin.

[3] « This result is too beautiful to be false ; it is more important to have beauty in one’s equation than to have them fit experiment. » PAM Dirac – The evolution of the Physicist’s Picture of Nature – Scientific American, 208, 5, 1963

samedi 17 août 2019

1930


Dans son bureau de l’Eidgenössische Technische Hochschule[1], à Zurich, Wolfang Pauli écrivait. Sa plume glissait sur le papier sans à-coups.

Chers Dames et Messieurs radioactifs,

Je vous prie d'écouter avec beaucoup de bienveillance le messager de cette lettre. Il vous dira que pour pallier la « mauvaise » statistique des noyaux N et Li-6 et le spectre bêta continu, j'ai découvert un remède inespéré pour sauver les lois de conservation de l'énergie et les statistiques. Il s'agit de la possibilité d'existence dans les noyaux de particules neutres de spin, obéissant au principe d'exclusion[2], mais différentes des photons par ce qu'elles ne se meuvent pas à la vitesse de la lumière, et que j'appelle neutrons[3]. La masse des neutrons devrait être du même ordre de grandeur que celle des électrons et ne doit en aucun cas excéder 0,01 de la masse du proton. Le spectre bêta serait alors compréhensible si l'on suppose que pendant la désintégration bêta, avec chaque électron est émis un neutron, de manière que la somme des énergies du neutron et de l'électron est constante...

Pauli se redressa, relut ce premier paragraphe. Conscient que sa solution paraitrait si énorme aux lecteurs de cette missive, il décida de rajouter quelques lignes pour anticiper les critiques que ces derniers ne manqueraient pas de formuler :
 
J'admets que mon remède puisse paraître invraisemblable, car on aurait dû voir ces neutrons bien plus tôt si réellement ils existaient. Mais seul celui qui ose gagne, et la gravité de la situation, due à la nature continue du spectre, est éclairée par une remarque de mon honoré prédécesseur, Monsieur Debye, qui me disait récemment à Bruxelles : « Oh ! Il vaut mieux ne pas y penser du tout, comme pour les nouveaux impôts ». Dorénavant on doit discuter sérieusement toute voie d'issue. Ainsi, cher peuple radioactif, examinez et jugez. Malheureusement je ne pourrai être moi-même à Tübingen, ma présence étant indispensable ici pour un bal qui aura lieu pendant la nuit du 6 au 7 décembre[4].
 
Votre serviteur le plus dévoué,

Il signa. Essoufflé, comme s’il avait couru un marathon, Wolfang lorgna sur le flacon de schnaps qui était posé sur son bureau. Il s’en empara vivement et, sans prendre la peine de s’en servir un verre, il en but une grande lampée à même le goulot. Puis une autre. Puis une dernière pour faire bonne mesure.
Il ferma les yeux et imagina son ex-épouse, une danseuse dont il venait de divorcer après moins d’un an de mariage, entrer dans son bureau. Elle était vêtue de la robe à lamé dans laquelle il l’avait vue la première fois, chez son ami Adolf Guggenbühl à Zurich. Elle était magnifique, ô combien désirable. Un appel à la chair auquel il n’avait pu résister. D’une voix bilieuse, la sirène le tança :
-       Tu as encore bu ? Tu n’es vraiment qu’un bon à rien !
Il ouvrit les yeux.
Double rasade de schnaps.


[1] Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich.
[2] Principe qu’il a lui même énoncé en 1925 et qui interdit à deux électrons de posséder les mêmes nombres quantiques. Il obtiendra pour celui-ci le prix Nobel en 1945.
[3] Fermi, reprenant cette théorie à son compte, les appellera neutrino (contraction de neutrinino, petit neutron en italien) deux ans plus tard.
[4] Liebe Radioaktive Damen und Herren – Lettre du 4 décembre 1930 adressée pour lecture au congrès des physiciens de Tübingen en Allemagne.