Albert Einstein rêvassait.
Il était assis dans le fauteuil du salon de
son petit appartement, au deuxième étage du 49 Kramgasse à Berne. Hans Albert
s’était endormi dans ses bras avant d’avoir fini son biberon. Dans la cuisine,
Milena préparait le repas du soir. Le jeune homme laissait libre cours à ses
pensées, ce qui ne lui était pas arrivé souvent ces derniers mois. Depuis
janvier, en sus de sa thèse brillamment soutenue en juillet, il avait envoyé quatre
articles[1],
fruits d’une réflexion de presque six années, aux Annalen der Physik.
Einstein savait tout ce qu’il devait à Boltzmann,
Helmholtz, Hertz, Kirchhoff et les autres, leurs découvertes constituaient le
socle des siennes, mais il était aussi extrêmement reconnaissant envers Max
Planck, directeur éditorial chargé de la physique théorique pour la
prestigieuse revue scientifique. Le grand physicien allemand lui avait fait
confiance. Il avait donné sa chance à ce jeune inspecteur de l’Office des Brevets,
vingt-six ans, inconnu et sans titre universitaire, alors même que chacun de
ses papiers constituait une petite révolution. D’autres, à n’en pas douter, les
aurait déclarés trop iconoclastes pour être publiés.
Le premier article s’appuyait sur la
quantification de l’énergie lumineuse, introduite par le même Max Planck
quelques années auparavant, pour expliquer l’effet photoélectrique[2].
Le second donnait une base solide à la théorie atomique. Le troisième jetait
aux orties l’éther luminifère, cette chose superflue, fixait la célérité de la
lumière et affirmait que le temps n’était pas le même pour tout le monde. Le
quatrième, enfin, clamait haut et fort que la masse était de l’énergie. Et
réciproquement.
Albert était très fier de son travail qui
pourtant, ne faisait pas encore l’unanimité dans la communauté scientifique,
loin s’en fallait. Il savait, peu ou prou, ce qui se disait... Planck pensait
s’être trompé en introduisant les quanta de lumière : quel crédit accorder
à une démonstration construite entièrement avec ce postulat branlant ? Et
les atomes ? Ces petites particules indivisibles constitutives de toute la
matière visible étaient toujours remis en cause par les plus éminents équivalentistes[3].
Et que dire de cette théorie de la relativité et de ses temps distincts ?
Que devenaient alors les Philosophiae
Naturalis Principia Mathematica[4]
de Sir Isaac Newton dont les résultats, depuis plus de deux siècles, n’avaient
presque jamais été pris en faute ?
Beaucoup de fariboles à bien y regarder…
Voilà ce qu’on disait. Et il ne faisait aucun doute que l’expérience se
chargerait de le montrer.
-
Tiens mon Johonzel ! dit Milena en posant
un verre de vin rouge à côté de lui et un baiser amoureux sur son front. Tu es
bien là ? Il te tient chaud ?
-
Oui ma Doxerline, répondit Albert en souriant.
-
Nous passons à table dans une demi-heure, cela
te convient ?
-
Très bien.
Malgré ce scepticisme à son égard, Albert
Einstein éprouvait, en cette fin d’année, un sentiment de plénitude. Il trempa
ses lèvres dans le vin. Fut surpris par l’amertume, en but une gorgée sans
plaisir. Il faudrait un peu de temps pour qu’ils comprennent. Il l’avait confié
dans une lettre à son ancien professeur de l’école supérieure d’Aarau, Jost
Winteler, quelques années auparavant. Prémonition qui se
concrétisait :
Le
ramollissement intellectuel lié à l’autorité est le pire ennemi de la vérité[5].
Or, la communauté scientifique était remplie
de professeurs faisant autorité. Mais il était sûr de lui et on se rallierait à
ses idées. Ce n’était qu’une question de temps.
Hans Albert hoqueta et se tordit soudain dans
ses bras. L’enfant poussa un cri, tel un pleur sec, et son visage tourna au
cramoisi en moins d’une seconde. Albert posa son verre à même le sol et massa
le petit ventre du bébé de sa main libre. Hans Albert péta. Un gros pet sonore
qui vibra dans le silence de la pièce. Ses traits se détendirent alors. Einstein
éclata de rire
[1] Le 9 juin « Un point de vue
heuristique concernant la production et la transformation de la
lumière » ; le 18 juillet « Sur le mouvement de petites
particules en suspension dans un liquide immobile, comme requis par la théorie
cinétique moléculaire de la chaleur » ; le 26 septembre « De
l’électrodynamique des corps en mouvement » ; le 21 novembre
« L’inertie d’un corps dépend-elle de l’énergie qu’il
contient ? »
[2] La lumière peut arracher des
électrons à une plaque métallique et donner naissance à un courant
électrique.
[3] Théorie en vogue au XIXème siècle
qui s’oppose à la théorie atomiste.
[4] Livres les plus connus de Isaac
Newton, publiés en 1687, dans lesquels il formalise la loi d’interaction
gravitationnelle et donne les trois lois de base de la mécanique classique
(dans laquelle le temps est absolu et s’écoule de la même façon, pour tous et
partout).
[5] Lettre du 8 juillet 1901 à Jost Winterler – Collected
Papers of Albert Einstein t1.
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