samedi 14 septembre 2019

1933


Dans l’hôtel de ville de Stockholm, le professeur Pleijel, président du comité Nobel pour la physique de l’Académie Royale des Sciences de Suède, termina son discours.

The Royal Academy of Sciences has awarded you the Nobel Prize for Physics for 1932 in recognition of these studies, and I beg you to accept this distinction from the hands of His Majesty the King[1].

Flopée d’applaudissement. Werner Heisenberg contempla le drapeau de la Suède, plié en arc de cercle et accroché au milieu des tuyaux de l’un des plus grands orgues d’Europe qui surplombait le buste d’Alfred Nobel. L’épaisse moquette bleu céleste. L’orchestre symphonique sur le balcon. L’aéropage royal et ses femmes aux robes superbes. Il tourna la tête sur sa gauche et sourit à Paul Dirac, assis à côté de lui. Il chercha à croiser le regard d’Erwin Schrödinger mais celui-ci fixait avec des yeux gourmands une femme assise derrière les fauteuils dorés à l’or fin du couple royal.

Werner savourait cet instant et en goûtait l’incongruité[2].
Gustav V et son épouse se levèrent. Il les imita et avança vers eux, un peu engoncé dans son smoking, jusqu’à la lettre N brodée dans la moquette. Le monarque lui remit avec simplicité la petite boite rouge contenant la médaille Nobel et la grande verte renfermant le diplôme Nobel. 
-       Thank you, dit-il avec un accent irréprochable avant d’ajouter, Danke.
Werner Heisenberg s’inclina et déjà, le Roi et la Reine reculaient, le laissant seul sur le devant de la scène. Il se tourna face au public du Palais des Concerts qui l’applaudit à tout rompre pendant de longues secondes. Une bouffée de chaleur le submergea et il comprit ce qu’on ressentait dans la peau d’Albert Einstein.


[1] « La Royale académie des Sciences vous décerne le prix Nobel de physique pour l’année 1932 en reconnaissance de votre travail et je vous prie de le recevoir des mains de sa majesté le Roi. » Discours de cérémonie de la remise des prix Nobel – 10 décembre 1933.
[2] Décoré au titre de l’année 1932, Werner Heisenberg reçoit son prix en 1933, en même temps que Dirac et Schrödinger, prix Nobel 1933. Leurs théories, découvertes séparément, sont deux façons différentes d’aborder le même problème.

samedi 7 septembre 2019

1932


Au California Institute of Technology, Carl Anderson contemplait, perplexe, la photo posée devant lui. La température était caniculaire au pied des montagnes Saint Gabriel, pas loin de quatre-vingt-dix degrés Fahrenheit et Anderson suait à grosses gouttes. Ce cliché était tout à fait surprenant. Cela faisait maintenant plusieurs mois que, sous la direction de Robert Andrews Millikan, l’homme qui avait déterminé la charge élémentaire de l’électron en 1913, il traquait les particules du rayonnement cosmique dans une chambre à brouillard de sa conception. Le système, inventé un peu par hasard[1] par le physicien écossais Charles Thomson Rees Wilson en 1911, consistait en une enceinte close contenant un peu d’eau et détendue[2] à plusieurs reprises. De la vapeur sursaturée. Le passage d’une particule cosmique dans cette chambre ionisait la matière sur son passage et permettait à l’eau de se liquéfier autour des ions ainsi formés. Une belle trace de gouttelettes d’eau, en suspension comme dans un brouillard, apparaissait alors le long de la trajectoire. Anderson avait apporté sa touche personnelle à ce dispositif expérimental en l’entourant d’électro-aimants qui généraient un champ magnétique d’une centaine de milliteslas. Celui-ci courbait alors la trajectoire des particules ionisées en de beaux arcs de cercle. Et ceux que Carl regardait en ce doux mois de mars le laissaient dubitatif.
Il était évident qu’une particule chargée arrivait par le bas de la chambre puis, traversant la plaque de plomb de six millimètres d’épaisseur, elle perdait de l’énergie donc de la vitesse, et il était logique que le rayon de courbure diminuât. Mais ce n’était pas le plus troublant. Ce qui déstabilisait Anderson était le sens de sa trajectoire, et plus particulièrement de sa courbure. Elle tournait vers la gauche, comme l’aurait fait une particule chargée positivement. Toutefois, ce n’était pas un proton : trop lourd, ce dernier n’aurait pas pu transpercer la plaque ainsi !

Out of a group of 1300 photographs of cosmic-ray tracks in a vertical Wilson chamber 15 tracks were of positive particles which could not have a mass as great as that of the proton.[3]

Anderson avait beaucoup de mal à l’admettre et pourtant, il avait sous les yeux la trace d’un électron… positif. Son travail titanesque venait de porter ses fruits. Rares certes mais ô combien savoureux.
Il essuya la sueur sur son front. Il avait soif, très soif. Il jeta un œil sur sa montre, l’heure du déjeuner arrivait. Il partit en direction du restaurant où il savait qu’il trouverait Millikan.



[1] Wilson, qui travaillait sur la formation du brouillard lui-même, découvrit par hasard que ce dernier se formait « tout seul » même sans la présence de poussières pourtant indispensables. Il comprit quelques années plus tard qu’une particule nucléaire était capable d’ioniser la matière sur son passage, permettant ainsi la formation des gouttelettes d’eau. Il reçut le prix Nobel en 1927.
[2] Il faut pour cela augmenter le volume de la chambre sans laisser entrer de particule supplémentaire.
[3] « Sur 1300 clichés des traces laissées par le rayonnement cosmique dans une chambre de Wilson, 15 traces étaient celles de particules chargées positivement qui ne pouvaient pas avoir une masse aussi grande que celle du proton. » The Positive Electron – Carl D.Anderson – Physical Review n°43, 15 mars 1933.