samedi 17 août 2019

1930


Dans son bureau de l’Eidgenössische Technische Hochschule[1], à Zurich, Wolfang Pauli écrivait. Sa plume glissait sur le papier sans à-coups.

Chers Dames et Messieurs radioactifs,

Je vous prie d'écouter avec beaucoup de bienveillance le messager de cette lettre. Il vous dira que pour pallier la « mauvaise » statistique des noyaux N et Li-6 et le spectre bêta continu, j'ai découvert un remède inespéré pour sauver les lois de conservation de l'énergie et les statistiques. Il s'agit de la possibilité d'existence dans les noyaux de particules neutres de spin, obéissant au principe d'exclusion[2], mais différentes des photons par ce qu'elles ne se meuvent pas à la vitesse de la lumière, et que j'appelle neutrons[3]. La masse des neutrons devrait être du même ordre de grandeur que celle des électrons et ne doit en aucun cas excéder 0,01 de la masse du proton. Le spectre bêta serait alors compréhensible si l'on suppose que pendant la désintégration bêta, avec chaque électron est émis un neutron, de manière que la somme des énergies du neutron et de l'électron est constante...

Pauli se redressa, relut ce premier paragraphe. Conscient que sa solution paraitrait si énorme aux lecteurs de cette missive, il décida de rajouter quelques lignes pour anticiper les critiques que ces derniers ne manqueraient pas de formuler :
 
J'admets que mon remède puisse paraître invraisemblable, car on aurait dû voir ces neutrons bien plus tôt si réellement ils existaient. Mais seul celui qui ose gagne, et la gravité de la situation, due à la nature continue du spectre, est éclairée par une remarque de mon honoré prédécesseur, Monsieur Debye, qui me disait récemment à Bruxelles : « Oh ! Il vaut mieux ne pas y penser du tout, comme pour les nouveaux impôts ». Dorénavant on doit discuter sérieusement toute voie d'issue. Ainsi, cher peuple radioactif, examinez et jugez. Malheureusement je ne pourrai être moi-même à Tübingen, ma présence étant indispensable ici pour un bal qui aura lieu pendant la nuit du 6 au 7 décembre[4].
 
Votre serviteur le plus dévoué,

Il signa. Essoufflé, comme s’il avait couru un marathon, Wolfang lorgna sur le flacon de schnaps qui était posé sur son bureau. Il s’en empara vivement et, sans prendre la peine de s’en servir un verre, il en but une grande lampée à même le goulot. Puis une autre. Puis une dernière pour faire bonne mesure.
Il ferma les yeux et imagina son ex-épouse, une danseuse dont il venait de divorcer après moins d’un an de mariage, entrer dans son bureau. Elle était vêtue de la robe à lamé dans laquelle il l’avait vue la première fois, chez son ami Adolf Guggenbühl à Zurich. Elle était magnifique, ô combien désirable. Un appel à la chair auquel il n’avait pu résister. D’une voix bilieuse, la sirène le tança :
-       Tu as encore bu ? Tu n’es vraiment qu’un bon à rien !
Il ouvrit les yeux.
Double rasade de schnaps.


[1] Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich.
[2] Principe qu’il a lui même énoncé en 1925 et qui interdit à deux électrons de posséder les mêmes nombres quantiques. Il obtiendra pour celui-ci le prix Nobel en 1945.
[3] Fermi, reprenant cette théorie à son compte, les appellera neutrino (contraction de neutrinino, petit neutron en italien) deux ans plus tard.
[4] Liebe Radioaktive Damen und Herren – Lettre du 4 décembre 1930 adressée pour lecture au congrès des physiciens de Tübingen en Allemagne.


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