À Cambridge,
dans le Pickerel Inn, un petit pub de
Magdalene street, la coutume
britannique voulant que le client vînt au serveur et non l’inverse, Paul Adrien
Maurice Dirac et son collègue Ralph Howard Fowler, gendre de l’illustre
Ernest Rutherford, s’étaient
accoudés au bar.
-
Que
voulez-vous boire Paul ?
Dirac
réfléchit un temps infiniment long. Il avait un air étrange, concentré et
éthéré en même temps. Il semblait fixer les bouteilles d’alcool alignées sur
les étagères devant lui mais son regard flottait comme s’il voyait à travers[1].
C’était un homme au visage d’enfant, régulier et doux, dont la petite moustache
fine était telle une ombre au-dessus de ses lèvres. Il n’était pas coiffé et
ses cheveux formaient une drôle de pointe sur le haut de sa tête.
-
Une
pinte de stout.
-
Deux,
précisa Fowler au serveur qui déjà remplissait un verre de Guinness pour
s’arrêter aussitôt, la mousse menaçant de déborder.
Dirac
observa le verre de bière. Le mouvement descendant des bulles, unique en son
genre. Une surprenante convection.
-
Vous
êtes un poisson dans la mer, lança-t-il à son collègue.
-
Un
poisson ?
-
Un
poisson intelligent, en plein milieu de l’océan. Jamais allé en surface,
incapable de déceler les molécules d’eau qui forment votre habitat. Partout.
Comblant le moindre espace. Indiscernables, vous n’avez aucune raison de les
imaginer. Parfois, passent des objets qui coulent. En poisson malin, vous
comprenez qu’un champ de gravité existe et est dirigé vers le bas. Vous suivez
?
-
Of course ! répondit le membre de la Royal Society[2],
vexé que Dirac, dont il avait supervisé la thèse de doctorat, put penser que ce
ne fut pas le cas.
-
Un
jour, un récipient plein d’air, contenu dans un bateau ayant fait naufrage,
libère le gaz qu’il contenait. Des bulles s’élancent vers le haut.
-
Et
voilà Messieurs !
Deux belles
pintes de bière noire rappelant le charbon, belle corolle beige. Fowler y
trempa les lèvres et la mousse s’accrocha à ses moustaches. D’un coup de langue
gourmande, il la fit disparaître.
-
Que
pensez-vous ?
-
Elle
est bonne, fraîche comme je l’aime.
-
Les
bulles. Que pensez-vous des bulles ?
-
Les
bulles ? Ah oui ! Je suis un poisson… Et je vois passer des bulles
dans le sens opposé au champ de gravité auquel je suis habitué, c’est
cela ?
Dirac opina
du bonnet. Il avait déjà trop parlé. Les solutions d’énergie négative de son
équation étaient des bulles dans la mer d’électrons où le monde baignait. Cette
mer que personne ne pouvait appréhender –tel le poisson et l’eau dans laquelle
il nageait– et qui lui avait valu railleries et méchanceté quand il en avait
émis l’idée quelques années auparavant. Une bulle comme l’espace vide laissé
par un électron manquant. De même masse donc, mais de charge opposée.
L’antiparticule de l’électron en quelque sorte. Qui pourrait s’appeler… un
positron.
Il but une longue gorgée de
stout. Posa son verre bien au milieu du sous-bock.
-
Trop
beau pour être faux[3],
chuchota-t-il.
[1] Dans sa biographie, Graham Farmelo,
affirme que Dirac aurait été atteint d’un syndrome d’Asperger léger. The strangest man : the hidden life of Paul Dirac, mystic of
the atom, G. Farmelo – 2009,
[2] Royal Society of London for the Improvement
of Natural Knowledge. Cette institution, vieille de plus de
trois siècles, a vu passer en son sein les scientifiques anglais les plus prestigieux
comme, entre autres, Isaac Newton, Ernest Rutherford ou Charles Darwin.
[3]
« This result is too
beautiful to be false ; it is more important to have beauty in one’s
equation than to have them fit experiment. » PAM Dirac – The evolution of the Physicist’s
Picture of Nature – Scientific American, 208, 5, 1963
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire