samedi 24 août 2019

1931


À Cambridge, dans le Pickerel Inn, un petit pub de Magdalene street, la coutume britannique voulant que le client vînt au serveur et non l’inverse, Paul Adrien Maurice Dirac et son collègue Ralph Howard Fowler, gendre de l’illustre Ernest Rutherford, s’étaient accoudés au bar.
-       Que voulez-vous boire Paul ?
Dirac réfléchit un temps infiniment long. Il avait un air étrange, concentré et éthéré en même temps. Il semblait fixer les bouteilles d’alcool alignées sur les étagères devant lui mais son regard flottait comme s’il voyait à travers[1]. C’était un homme au visage d’enfant, régulier et doux, dont la petite moustache fine était telle une ombre au-dessus de ses lèvres. Il n’était pas coiffé et ses cheveux formaient une drôle de pointe sur le haut de sa tête.
-       Une pinte de stout.
-       Deux, précisa Fowler au serveur qui déjà remplissait un verre de Guinness pour s’arrêter aussitôt, la mousse menaçant de déborder.
Dirac observa le verre de bière. Le mouvement descendant des bulles, unique en son genre. Une surprenante convection.
-       Vous êtes un poisson dans la mer, lança-t-il à son collègue.
-       Un poisson ?
-       Un poisson intelligent, en plein milieu de l’océan. Jamais allé en surface, incapable de déceler les molécules d’eau qui forment votre habitat. Partout. Comblant le moindre espace. Indiscernables, vous n’avez aucune raison de les imaginer. Parfois, passent des objets qui coulent. En poisson malin, vous comprenez qu’un champ de gravité existe et est dirigé vers le bas. Vous suivez ?
-       Of course ! répondit le membre de la Royal Society[2], vexé que Dirac, dont il avait supervisé la thèse de doctorat, put penser que ce ne fut pas le cas.
-       Un jour, un récipient plein d’air, contenu dans un bateau ayant fait naufrage, libère le gaz qu’il contenait. Des bulles s’élancent vers le haut.
-       Et voilà Messieurs !
Deux belles pintes de bière noire rappelant le charbon, belle corolle beige. Fowler y trempa les lèvres et la mousse s’accrocha à ses moustaches. D’un coup de langue gourmande, il la fit disparaître.
-       Que pensez-vous ?
-       Elle est bonne, fraîche comme je l’aime.
-       Les bulles. Que pensez-vous des bulles ?
-       Les bulles ? Ah oui ! Je suis un poisson… Et je vois passer des bulles dans le sens opposé au champ de gravité auquel je suis habitué, c’est cela ?
Dirac opina du bonnet. Il avait déjà trop parlé. Les solutions d’énergie négative de son équation étaient des bulles dans la mer d’électrons où le monde baignait. Cette mer que personne ne pouvait appréhender –tel le poisson et l’eau dans laquelle il nageait– et qui lui avait valu railleries et méchanceté quand il en avait émis l’idée quelques années auparavant. Une bulle comme l’espace vide laissé par un électron manquant. De même masse donc, mais de charge opposée. L’antiparticule de l’électron en quelque sorte. Qui pourrait s’appeler… un positron.
Il but une longue gorgée de stout. Posa son verre bien au milieu du sous-bock.
-       Trop beau pour être faux[3], chuchota-t-il.




[1] Dans sa biographie, Graham Farmelo, affirme que Dirac aurait été atteint d’un syndrome d’Asperger léger. The strangest man : the hidden life of Paul Dirac, mystic of the atom, G. Farmelo – 2009,
[2] Royal Society of London for the Improvement of Natural Knowledge. Cette institution, vieille de plus de trois siècles, a vu passer en son sein les scientifiques anglais les plus prestigieux comme, entre autres, Isaac Newton, Ernest Rutherford ou Charles Darwin.

[3] « This result is too beautiful to be false ; it is more important to have beauty in one’s equation than to have them fit experiment. » PAM Dirac – The evolution of the Physicist’s Picture of Nature – Scientific American, 208, 5, 1963

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